La dame bleue

Publié le par Dinah



Comme tous les jours, la dame en bleu s'est levée avec l'aube et a pris son café en contemplant la rivière qui coule près de chez elle.
La fenêtre de sa chambre donnait sur une large cour peuplée de petits pots de fleurs.

Comme un trait d’union, elle savait réunir sa langue maternelle, celle de son pays adoptif et d’en faire une multitude ; une « une pratique de soi » identificatrice.

Comme la passerelle de la rivière, qu’elle aimait tant observer, son être s’étendait pour opérer une jonction entre deux rives, deux cultures et deux mondes différents.

C’est ainsi qu’elle se balançait tous les matins entre présent et passé, entre réalité et souvenirs.

Je l’ai aperçue, ce matin-là, assise sur son fauteuil dernière sa grande fenêtre panoramique. Elle était douce comme les vagues de la rivière voisine, amble telle une colombe, et chargée de je ne sais pas quoi qui la rend encore plus humaine…

Sur la rive gauche, le quotidien emportait toute sa famille. La ferme était pleine de vie et de cricri.

Son conjoint travaillait silencieusement la terre. Ses filles jouaient dans la cour, mais son unique fils était absent pour tout le monde sauf pour elle…

Un bruit soudain ranima cette femme et l’éloigna de ses contemplations matinales. Elle tourne la tête et voit la porte s’ouvrir. Un vent de tristesse se précipite à sa rencontre. Il se joue sonate et résonne dans toute la pièce…

Son fils vient d’entrer dans la chambre. Le jeune homme longiligne s’approche lentement de sa mère, il dépose les mains sur ses épaules et lui dit :

_ Mère que fais-tu?

_ Je regarde la passerelle qui mène à l’autre rive.

_ Mère, je viens embrasser tes tendres joues car l’heure de mon départ s’approche.

Elle se retourna brusquement et prononça hâtivement :

_ Pourquoi veux-tu nous quitter ? Qu’est-ce qui t’empêche de rester auprès de nous ?

_ Je ne puis plus rester ici, là où ma Jolie est morte. Là où se trouve cette maudite passerelle qui me rappelle incessamment sa mort…

_ La passerelle n’est pas maudite, c’était son destin. Ce sont des choses qui arrivent dans la vie. Pourquoi accuses-tu un objet, pourquoi rends-tu responsable la seule chose qui a une valeur aux yeux de ta pauvre mère?

Le bruit de la porte qui claque, le bruit des pas pressés se font entendre et résonnent dans la chambre, puis une vague du silence l’envahit.

Seule derrière sa fenêtre, seule face au réel insensé qui frappe encore sa famille d’ici, elle observe désœuvrée son fils qui s’éloigne emportant avec lui ses valises et son cœur.

Les larmes amères couvrent son visage. Un bruit de pluie d’hiver rythme le restant de sa matinée.

Le lendemain matin, la plus jeune de ses filles vint lui souhaiter le bonjour et boire une tasse de thé avec elle. Mais elle vit sa mère en pleurs. Anna n’a pas pu comprendre la douleur qui affaiblit cette mère d’origine italienne. Elle voyait sa tristesse et la couvrait de ses baisers sans pouvoir pour autant atténuer ses douleurs. L’enfant reste quelques minutes auprès d’elle puis elle s’en va…

Le silence enveloppe la chambre et l’isole du reste. La dame en bleu observait la passerelle et lui disait :

_ Tu restes immobile, tendue entre deux rives telle mon âme. Tu restes froide pour les autres, un objet quelconque, un trait sans plus, mais tu es mon cœur qui gémit en silence et se cache derrière sa solitude…

Oui, tel mon cœur qui est prisonnier de cette carapace appelée pudeur verbale. Ô futiles douleurs de mère qui ne sait plus où est son unique fils ! Ô futiles passagers qui traversent mon moi sans même dire merci ! Ô corps de moi qui brave le vide et se vide dans l’existence des autres !

Je crie ma tristesse, je crie ma douleur, je vide mon sang…

Le monologue de la mère résonnait dans tout l’espace clos qui la cloisonnait comme des ondes amplifiées venues d’ailleurs.. de l’autre rive, là où les autres trouvent leurs voies, là où la pluralité de sens emporte les individus…

Le bruit d’un livre qui se referme se fit entendre. Elle se leva et demanda à un fantôme qui l’hantait :

_ Ne pars pas.

Et pour la première fois, le français et l’italien ne faisaient qu’un seul langage ; celui d’une mère qui prie en silence.

La ferme se réveillait à peine. Le père d’Anna était en train de préparer le petit-déjeuner pour ces filles. Mais ses mains se remplissaient d’épines…

Et pourtant, ce n’était pas une famille croyante, mais seulement aimante…

Peu à peu, le quotidien devient oppressant pour toute la famille.

Habillée en bleu, assujettie par la tristesse, sa femme passait ses jours à regarder la passerelle. Elle regardait les personnes qui la traversèrent pour rejoindre l’autre rive. Certains enfants aimaient rester quelques minutes accrochés aux bords de la passerelle en bois et donnaient à manger aux canards qui peuplaient la rivière au printemps. Mais les adultes étaient toujours pressés et ne regardaient que l’autre rive.

Un jour, une fillette resta toute l’après-midi sur la passerelle en compagnie de son chien. Elle observait minutieusement les petites vagues de la rivière et écoutait religieusement le bruit de l’écoulement de l’eau. Ce jour-là, la passerelle a changé de nom…

Aujourd’hui, la dame bleue s’est levée avant l’aube, puis elle commençait à contempler la passerelle. Un nouveau sens vient de naître en elle. Comme le trait d’union, son regard unifiait les deux mondes. Comme le trait d’union, son corps transgressait les temps. Comme le trait d’union, elle restait immobilisée, déployée femme-mère.

On dit que cette passerelle porte le nom de La dame bleue, mais cette femme-là était tout simplement moi.

 

 

 

Publié dans Bribes fictives